(Version en anglais publiée dans Gender Work & Organization, ici: Three Walls )
Peindre un mur est toujours un acte révolutionnaire.
Ma fille de quatre ans le savait sans avoir eu besoin de lui expliquer : elle me défiait du regard tout en faisant glisser le pinceau imbibé de peinture sur le mur. Au moins c’était un mur du balcon, et non du salon, fut ma première pensée. Mais au point où on en est… après tout, je ne gagnais rien à interrompre sa créativité rebelle alors que de toute façon ‘c’était fait’. Plutôt que de laisser le mur à moitié fini, comme le tag à l’angle de la rue resté inachevé depuis le confinement, j’ai décidé de la rejoindre, et nous avons passé le reste de l’après-midi à décorer notre balcon ensemble. La copropriété rechignera une fois le confinement levé, et nous devrons probablement recouvrir notre œuvre d’art familiale d’un gris uniforme, mais d’ici là, nous avons fait un acte politique autant qu’artistique, nous avons fait de ce mur le lieu d’affirmation de notre existence, - confinée.
Ayant grandi au Mexique, j’ai toujours eu une grande fascination pour les fresques murales. J’habite à Lyon depuis quelques années, et ses murs peints – le mur des Lyonnais, le mur des Canuts, la Bibliothèque de la Cité, et, plus discrète, une fresque hommage à Diego Rivera à cinq minutes à pied de notre appartement – y sont certainement pour quelque chose dans le fait de me sentir ‘chez moi’ à Lyon. Ce sont les fresques des muralistes mexicains dont Diego Rivera, mais aussi d’autres moins connus à l’international comme David Alfaro Siqueiros, Rufino Tamayo ou José Clemente Orozco, qui ont retracé la mémoire de mon peuple et préfiguré notre identité métisse sur cet objet même qui se dresse pour délimiter les espaces. Ces fresques murales transforment l’urbain en galerie à ciel ouvert. Plus qu’en une galerie, en un programme. Politique et artistique. Comme à l’East Side Gallery à Berlin, les fresques prennent une dimension édifiante précisément parce qu’elles sont peintes sur des murs.
Et alors que la moitié de la population de la planète est aujourd’hui et pour la même raison, confinée, recluse – entre quatre murs, comme on dit – ce sont les murs qui retiennent justement mon attention. Ils sont partout. Se referment sur moi, et sur chacun d’entre nous. Et ce virus, faute de pouvoir nous atteindre à travers les murs de nos appartements qui servent de rempart contre ses porteurs potentiels, s’obstine à nous envahir sur les ‘murs’ de nos profils sur les réseaux sociaux, où il est, c’est le cas de le dire, devenu viral.
Le dos collé contre le mur, je rumine cette expression ‘être entre quatre murs’, presque comme une prière. Pendant ce temps, mon regard vagabonde sur les imperfections des surfaces de ces murs qui m’entourent, sur les angles plus ou moins droits, les empreintes de doigts de ma fille, les tableaux accrochés et les ombres projetées, la poussière qui s’accumule au niveau des plinthes, les cicatrices laissées par l’usage et qu’un futur coup de peinture viendra recouvrir à l’occasion. Trop souvent ignorés, pris pour acquis, ces murs s’imposent à la pensée et me crient leur présence. Devenus oppressants et oppresseurs, tout en n’étant pas assez épais pour me permettre un peu de tranquillité vis-à-vis des quatre autres personnes pourtant aimées avec lesquelles je les partage.
Les murs. On se cogne dessus ; ils ont une dimension matérielle, empirique, phénoménale. On peut les édifier, les démolir, les escalader, les peindre. Mais ils ont aussi une dimension symbolique, métaphorique, voire épistémologique.
Maintenant qu’être en confinement entre quatre murs est devenu notre condition humaine partagée, le plus grand dénominateur commun de l’humanité, ces murs nous invitent à nous y attarder comme rarement avant.
Etre entre quatre murs semble avoir souvent eu l’effet de délier les langues, ou plutôt les plumes. Les différents lieux d’incarcération du monde ont vu naître des récits aux proportions épiques (Malory, Cervantès, Dostoïevski), poétiques (Verlaine, Apollinaire) en passant par des récits provocateurs (Le Marquis de Sade, Cleland), des récits de voyage (Marco Polo) et historiques (Braudel), des réflexions philosophiques (Machiavel, Thoreau, Russell, Althusser, Gandhi) des manifestes politiques (Lénine, Hitler, Ho Chi Minh, Gramsci, Luther King Jr., wa Thiong’o, Mandela, Leonard Peltier…) ou encore des élans épistolaires (Saint Paul, Wilde, Havel) et j’en passe. Au point que le confinement – en particulier dans des conditions matérielles spartiates, ou sous la forme détournée de l’exil - est même recherché pour favoriser l’inspiration. En témoignent des philosophes comme Wittgenstein, parti longuement dans une cabane construite de ses mains en Norvège, ou l’ensemble des moines quelque soit leur confession. Selon la légende populaire, on raconte que les paroles de l’hymne national mexicain furent écrites uniquement parce que la fiancée de leur auteur, Francisco Gonzalez Bocanegra, l’enferma à clé dans une pièce exiguë tant qu’il n’eut pas fini… Inversement, l’incarcération est aussi un cadre récurrent de notre imaginaire fictif depuis les classiques (Le Comte de Monte Cristo, Le Dernier jour d’un condamné, Les Misérables, Huis clos, Le joueur d’Echecs, parmi tant d’autres), aujourd’hui rendu haut en couleur par des séries télévisées contemporaines telles que Orange is the new black.
Mais sortons de l’univers strictement carcéral ou de retraite monastique ou philosophique, car ce que nous connaissons aujourd’hui nous rapproche en réalité davantage d’une autre forme de ‘prison’: l’univers domestique. La prison demeure un univers de la violence et du masculin (y compris les prisons pour femmes) ayant pour noble (bien que contestable voire tragique) but, la justice. Or, le confinement domestique est trop proche de l’animalité (on se sent comme lion en cage) et du féminin.
Etre confinée chez soi, finalement, a été, et reste largement dans le monde, l’expérience féminine par définition, que ce soit par tradition, par pudeur ou par répartition des tâches. De ce fait, il nous est insupportable dans nos sociétés misogynes et patriarcales.
Il a longtemps été dédaigné, vu au mieux comme inintéressant, au pire comme dégradant, comme le règne de l’assujettissement du quotidien, puisqu’il reste ancré dans la banalité du quotidien, et dont le but est la protection, le soin, le care (quel gros mot), de tous, en évitant la propagation du virus. Cela n’aura pas échappée aux lectrices, pas un seul des auteurs cités ci-dessus n’est une femme... Or, si le confinement actuel délie autant les plumes ou plutôt les tweet, c’est aussi parce qu’une bonne partie de la population mondiale est sujette – du jour au lendemain – à découvrir cette expérience (symboliquement féminine) que les unes et les uns, pour des raisons différentes, ont souvent cherché à fuir (l’escalade de la violence intra-familiale constitue un des lourds prix déjà en train d’être payés à huis clos, de cette crise).
Or, envers et contre tout, aujourd’hui, c’est à la reconquête de ces quatre murs-là que l’humanité doit partir, pour se les réapproprier, les rendre signifiants. (Voilà que (re)lire le Journal du confinement pendant deux ans d’Anne Frank à Amsterdam semble une idée aussi ad hoc à la situation que nous vivons que La Peste de Camus). C’est un besoin existentiel. En attestent les médias et réseaux sociaux où déferlent des ‘récits de confinement’, où la part-belle est faite aux anecdotes variées du quotidien et dont la force réside dans leur résonance mondialement partagée. Comme tant d’autres, je me tape la tête contre le mur en essayant de concilier télétravail, scolarisation à la maison de ma première, soins de mon petit dernier, vie de couple et vie personnelle. Je sors à 20h sur le balcon (désormais peint) pour applaudir, tout en redoutant d’avance qu’à la sortie de cette crise, ceux qui applaudissent aujourd’hui – et en particulier la classe régnante - vont se murer dans un silence indifférent demain. Le poids de l’inertie nous fera peut-être revenir en vitesse aux mêmes erreurs qui nous ont mené collectivement droit dans le mur sur le plan économique, politique et social, non seulement en France, mais à l’échelle de la planète. Il n’y a qu’un pas entre confinement sanitaire et cloisonnement nécrocapitalistique, à l’instar du mur-frontière infâme dont Trump menace depuis longtemps le Mexique.
Mais en attendant, voilà pourquoi on peint le mur de notre balcon. Il le faut. L’enfance est décidément un moment de sagesse.
Pour ne pas laisser ces murs qui aujourd’hui nous confinent édifier un mur d’indifférence et de silence. Pour les investir de notre personne. Et suivant l’exemple de ma fille, comme pour conjurer le silence, je recopie sur le pan de mur restant les mots de Paul Eluard, qui en 1942 écrivait ce qui aujourd’hui résonne si fort sur les parois de mon esprit :
« …
Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J’écris ton nom
Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer
Liberté. »
Et voilà que je me dis que les ‘quatre murs’ ne sont en fait jamais quatre, selon l’expression bien connue. Cette expression est trompeuse et nous fait passer à côté d’une opportunité pour leur donner un sens autre que celui de l’enfermement subi.
En fait, si on y réfléchit, ils ne sont que trois. Le quatrième n’en est pas un, ou pas entièrement. Il est toujours aussi fenêtre, porte ou sas. Il est mur des lamentations, fresque révolutionnaire ou imaginarium fantastique. Il est page blanche, toile vierge, invitation au voyage, parloir avec mes proches, rideau entre la scène et le public. C’est bien ce quatrième qu’on ouvre le soir à 20h pour taper des mains et découvrir les visages jusque-là souvent ignorés des voisins. Bref, il est ouverture, toujours. Non-mur.
Oubliette, cellule de prison ou de monastère, studio d’étudiant, camp de réfugiés, chambre d’hôtel, appartement ou maison de campagne… toutes ces figures d’espaces délimités devenus les lieux de notre confinement universel, et toujours singulier, n’ont toujours que trois murs.
Pourvu qu’on accepte de ne pas l’oublier. Pourvu qu’on les habite en poète, ou en peintre, pour les rendre parlants, édifiants, et non en esclaves. Que ce soit sur un ton humoristique ou proche du désespoir, héroïque ou banal, exceptionnel ou quotidien, littéraire ou pictural, nos trois murs sont devenus la scène où se jouent nos vies. Plus encore, ils deviennent un personnage principal aussi important que les êtres qui y habitent, telle la Maison aux Esprits d’Isabel Allende, dont il nous incombe d’affirmer le réalisme magique, d’enchanter l’existence.
Lyon, Avril 2020.
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